La ruche qui dit peut-être oui

Sur la place abandonnée, des abeilles se sont aventurées. Un essaim est arrivé, a campé dans un jeune magnolia. Une heure a suffi pour la formation d’un gros sac sombre suspendu dans l’arbre.

Les abeilles se sont déconfinées, ont choisi d’élire domicile ailleurs, un ailleurs que choisit la reine, ses vassales la suivent et si la reine pense que le lieu ne lui convient pas, elle peut repartir jusqu’à la découverte de la meilleure adresse.

Mais pendant le confinement les rassemblements sont interdits, alors nous avons lâchement dénoncé les abeilles à la gendarmerie et un apiculteur est arrivé, masqué, ganté, dans sa combinaison covid.

Il a fait entrer les abeilles dans une ruche et elles ont bien obéi. Puis il a posé la caisse sur sa voiture et a attendu que les abeilles bourdonnant encore dans le parage acceptent de rejoindre leurs soeurs. L’apiculteur a emporté sa ruche habitée chez lui, et espérait qu’elles y restent, car, si la reine ne s’y plaît pas, elle déménagera à nouveau.

Nous croyions les abeilles en voie de disparition, mais c’est la disparition des hommes de tous leurs lieux trop civilisés qui fait revenir les chères butineuses. La nature reprend ses droits, sachons reprendre les nôtres sagement !

Masques en masse

Il y a un siècle, la machine à coudre était entrée dans presque tous les foyers et devenait l’instrument de survie de très nombreuses femmes. Seules, célibataires ou veuves, avec ou sans enfants, très pauvres souvent, elles cousaient chez elles pour gagner leur vie. Embauchées parfois par des entreprises de confection, des bonneteries, des fabriques diverses, elles cousaient toute la journée jusque tard le soir, elles étaient aux pièces pour un maigre salaire. Elles vivaient dans le confinement de leur logement souvent très exigu, la machine à coudre occupant le centre vital de la pièce. Leurs petites mains ourlaient, piquaient, brodaient des merveilles.

Mon tour est venu de m’activer chaque jour devant ma machine à coudre. Je couds des masques, comme plusieurs couturières de ma paroisse, suivant le modèle de l’Afnor, j’essaie d’en produire le plus possible, ils seront distribués gratuitement à la fin du confinement. Mon enjeu est de baisser le temps d’exécution et d’accélérer la cadence, je suis passée de vingt à dix minutes pour un masque, je m’aperçois que le cerveau enregistre les gestes, je ne réfléchis plus, mes mains s’activent toutes seules !

Siloé

« Simon vit basculer l’axe du monde et se laissa glisser insensiblement dans le compartiment enchanté de cet univers à double-fond.« 

Simon est étudiant à La Sorbonne, très studieux et toujours pressé ; il n’a pas une minute à perdre dans l’oisiveté ou la rêverie. Et puis un jour la fatigue s’installe, son rythme s’alentit jusqu’au verdict de la maladie, la tuberculose. Il part au sanatorium du Crêt d’Armenaz, et là, confiné dans cet « univers à double fond », il remet toutes ses convictions en cause.

« Il imaginait peu à peu, sous les évènements incompréhensibles qui s’étaient déclenchés dans sa vie et qui l’avaient amené de la Sorbonne au Crêt d’Armenaz, du comble de la civilisation au comble de la simplicité, de l’excès de richesses intellectuelles à l’excès de dénuement, et de l’étude des philosophes grecs au ravaudage de bas usés il imaginait un enchaînement pareil à celui qu’il admirait dans le passage d’un fil à un autre ou d’une maille à une autre maille, et il se disait que seule une incohérence apparente dérobait cet enchaînement à ses yeux. Une sorte de plaisir amer lui venait alors, quand il s’apercevait que ses doigts, en travaillant à ces besognes si peu faites pour eux, tissaient tout doucement le linceul sous lequel était en train de mourir son orgueil. »

Paul Gadenne (1907-1956), extrait de Siloé.

Comme dans La montagne magique de Thomas Mann, un jeune homme malade observe les occupants du sanatorium, un lieu qui s’avère être, comme le collège et la caserne, le dernier refuge de l’enfance. Il se transforme et se surprend à rêver. Domestiqué par le thermomètre et les infirmières, il fait l’apprentissage de l’humilité. On pense, en relisant ce roman écrit dans une langue éblouissante de grâce et de pureté, à la crise sanitaire actuelle, à ses drames et à son confinement, qui font basculer l’humanité dans l’inconnu et ensevelissent une bonne part de son orgueil. Souhaitons que la guérison soit également intellectuelle.

La pierre magique

Il a une propension à disparaître. Il fuit constamment, le bain se fait à la recherche du savon perdu. Il est simple, bien modeste sur sa soucoupe, domestique, et pourtant il ne rate pas une occasion de se faire mousser. C’est vrai que c’est une huile dans son genre. Il dégraisse, nettoie, fait place nette autour de lui. C’est un galet qui roule et amasse mousse. On s’en frotte les mains de plaisir et il jubile, bave, gigote. Il aime l’eau, sans elle il finit par se fendiller de désespoir, sans elle il ne peut agir, il lui doit sa raison d’être. J’imite là Francis Ponge qui appelait le savon « la pierre magique », Francis Donge allais-je écrire, je me demande ce qu’il ajouterait à son ouvrage s’il était encore parmi nous en pleine pandémie.

Avec le savon, Francis Ponge avait imaginé une saynète ou un « momon » (de même famille que momerie), mot qu’il définit ainsi : « un momon est une mascarade, espèce de danse exécutée par des masques, ensuite un défi porté par des masques. »

Le savon est le capitaine du confinement, sans lui point de salut ! Il fait partie des gestes barrières, il est la barrière sur nos mains comme le masque sur nos museaux. L’épidémie accélère sa disparition, de plus en plus diminué il rend l’âme pour notre bien, se sacrifie pour nous sauver. Grâce à son parfum, le geste barrière s’ennuage finement de fleurs, agrumes, verveine, vétiver, santal ou Cologne … Il n’est plus que bulles, que vanité, fragilité, que moment éphémère qui éclate au moindre toucher. Cette pandémie nous rappelle l’homo bulla, l’homme mortel, et le savon, comme on le voit dans les vanitas de la peinture hollandaise, est un petit memento mori qui nous dit : souviens-toi que, comme moi, tu es mortel.

La montagne magique

La montagne magique est un roman écrit par Thomas Mann après un séjour à Davos en 1911 et publié en 1924. Un jeune Allemand de la bourgeoise conservatrice de Hambourg, atteint d’anémie, se rend au sanatorium de Davos pour trois semaines sur les conseils de son médecin, et y retrouve son cousin tuberculeux. Il y restera sept ans jusqu’à la première guerre mondiale. Son très long confinement en ce lieu haut perché et hermétique lui fait découvrir de nombreux personnages, lui offrant les différentes facettes de l’humanité. Ce oisif de nature va changer ses opinions sur le monde, deviendra plus altruiste et motivé, mais ce sera la guerre qui le jettera pour de bon dans l’action.

Douze ans avant ce long roman, Thomas Mann avait écrit la courte nouvelle, La mort à Venise, sur laquelle j’avais blogué en parallèle avec le film de Visconti pour tenter de souligner son aspect proustien. Au pavé je préfère la nouvelle, plus fascinante et poétique, mais aujourd’hui je lis La montagne magique sous un jour nouveau, celui du coronavirus.

Au début du XXème siècle on connaissait encore peu de chose de la tuberculose. Pas de traitement efficace, pas de vaccin, manifestations variées pour cette maladie respiratoire très contagieuse. On soignait les malades à l’aide de l’isolement, du soleil, de l’air pur et sec, du repos et du pneumothorax, technique évoquée dans le roman. Le vaccin BCG apparut en 1924, la maladie sévit encore aujourd’hui et tue beaucoup par endroit. Qu’en sera-t-il de la nouvelle maladie qui aujourd’hui frappe et confine le monde entier ? Et changera-t-elle notre appréhension de la vie sur notre planète ?

Un homme qui dort

Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Cette courte phrase se trouve à la deuxième page de À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Combray. Et cette phrase de Marcel Proust inspira Georges Pérec pour le titre de son récit, Un homme qui dort, publié en 1967. Pérec et Bernard Queysanne adaptèrent le livre au cinéma en 1974, du film sont issues les photos montrées ici.

Cet homme qui dort fut écrit après Les Choses et se voulut son pendant, son envers, l’homme dormant refuse les choses, refuse le monde, là où les Choses suscitaient le désir, ici chez le dormeur il n’y a plus d’envie, plus de vie tout court.

Georges Pérec utilise la deuxième personne du singulier pour communiquer avec l’homme qui dort. Tu fais ceci, tu penses cela … Cet homme est muet et le « tu » le fait indirectement parler, il s’adresse à lui-même dans une lente introspection. Le tu pour celui qui se tait est habile ! Cet homme se confine en lui-même, ne communique avec personne, s’interroge indéfiniment. Au point que le lecteur s’endort … il faudra à cet homme un sérieux déconfinement pour le ramener à la vraie vie altruiste.

Confinement créatif

Si on me demande comment je vis le confinement, je réponds très bien, cette forme de vie est dans ma nature. Et mon grand confiné favori est Marcel ! Mon chéri Marcel a dû se replier chez lui pour des raisons de santé, comme nous devons tous le faire aujourd’hui.

Il a voyagé dans sa jeunesse, en France, en Allemagne, en Suisse, en Roumanie, en Belgique, aux Pays-Bas, et puis en Italie bien sûr, à Venise notamment. Mais à la mort de sa mère, son asthme s’aggrave, il s’enferme dans sa chambre, ne sort que la nuit. Son confinement le jette dans un travail intensif, colossal, il ne cesse d’écrire et son imagination se décuple. Le Temps, qu’il aurait pu trouver trop long dans son lit, il le transforme, il en fait le matériau de sa cathédrale, et il le dote d’une majuscule.

Marcel, grand voyageur autour de sa chambre, commence La Recherche dans une chambre avec un narrateur qui de bonne heure longtemps s’est couché. Et ce narrateur confinera lui-même sa bien-aimée Albertine en la retenant prisonnière. Et Georges Pérec trouvera chez cet homme confiné et confinant le titre de sa nouvelle « Un homme qui dort« .

A suivre, dans le confort de la réclusion !

Jean des Esseintes

Un nouveau personnage dans mon journal de confinement : celui créé par Huysmans dans A rebours paru en 1884.

Des Esseintes est le dernier rejeton d’une famille noble, fin de race et décadent, hypocondriaque, dépressif, en rupture avec sa famille, se questionnant beaucoup sur le but de sa vie. Il vend le château familial et s’achète une maison dans la banlieue parisienne pour s’isoler totalement de la vie mondaine. Il se confine volontairement dans ses murs qu’il décore de manière excentrique, extrêmement compliquée, il fuit le naturel de toutes ses forces et chez lui, l’artificiel confine à l’obsession.

Ce livre intéresse pour ses descriptions très picturales, le texte se fait tableau symboliste et cabinet de curiosité, haut en couleurs, chargé de décor, d’objets insolites. ( On connaît bien le célèbre passage de la description du tableau Salomé de Gustave Moreau). Le confinement devient là un parfait art de vivre. Des Esseintes se verrouille parmi ses livres, médite, se souvient, s’interroge, divague, hallucine, et rêve même, dans un cauchemar macabre, d’un terrible virus ! De plus en plus névrosé, il finit par détester tous ses livres, il tombe gravement malade, le médecin lui recommande de déménager.

Finalement, son confinement tant recherché et peaufiné n’est qu’un échec.

Esther Gobseck

Esther Gobseck est l’un des personnages principaux de Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac, et on peut dire qu’elle fut triplement confinée. Confinée professionnelle, car prostituée, vivant en maison close, avec un seul jour de liberté par semaine. Et plus tard, Esther dite La Torpille fut contrainte au confinement par un prêtre, le terrible abbé Carlos Herrera, qui l’enferma d’abord dans un couvent religieux, puis dans une chambre dont elle ne pouvait sortir que la nuit sans être vue.

La grisette était trop profondément prostituée pour être sincèrement amoureuse d’un homme, et pourtant elle fut saisie d’un amour pur pour le beau et faible Lucien de Rubempré rencontré lors d’un bal masqué. Sa condition de courtisane ne pouvait que nuire à la réputation du jeune poète et journaliste, qui tentait de faire fortune à Paris et qui se laissait manipuler par l’abbé espagnol, en réalité l’affreux Vautrin. Le faux abbé Herrera monta un plan permettant à Esther de revoir en secret son amoureux Lucien. Il l’envoya d’abord dans un couvent pour assurer son éducation religieuse et ses bonnes manières. Esther reçut le baptême et la communion, et se découvrit une foi catholique véritable et profonde.

Herrera et Lucien habitaient dans la même maison, l’abbé y fit venir Esther et embaucha deux filles sévères, comme deux chiens de garde, pour surveiller les amants. Esther était à nouveau séquestrée, mais le baron de Nucingen l’aperçut et en tomba lui-même follement amoureux. Le roman de Balzac est long, difficile à résumer en quelques lignes, les deux amants à la fin se suicident, laissant l’horrible Vautrin-faux abbé-bagnard évadé- mesurer ses profits. Ce qu’on retient de positif, c’est la transformation complète de la courtisane, son amour profond et sa piété, sa véritable splendeur dans ce monde de misères morales.

Comme quoi, le confinement peut avoir du bon !

Journal de confinement, Eugénie Grandet

Confection en confinement : des masques faits maison. Utiles ou pas, je ne sais pas, le meilleur geste barrière est de rester devant sa machine à coudre !

Et quand je ne couds pas, je lis, et me suis interrogée sur les personnages confinés dans les romans. Confinement forcé, punitif, volontaire, dépressif …

Eugénie Grandet fut confinée par son affreux père. L’incipit du roman de Balzac annonce déjà l’idée d’un certain confinement :

Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l’aridité des landes, et les ossements des ruines.

Eugénie est amoureuse de son beau cousin, Charles Grandet qui est pauvre et veut partir dans les îles pour faire fortune, elle lui donne en secret toutes les pièces d’or que lui avait confiées son père, tyran cupide. Celui-ci veut récupérer les pièces et enferme sa fille dans sa chambre sans feu, avec du pain et de l’eau pour toute nourriture. Pendant ces longs mois, madame Grandet, la maman, elle-même très malade est confinée dans sa chambre et ne voit sa fille que subrepticement en l’absence du père Grandet. La maman, issue de la noblesse et possédant une fortune personnelle, meurt, sa fille Eugénie devient donc héritière. Le père avide lève alors le confinement et amadoue sa fille pour mettre la main sur son héritage. Le beau Charles entre temps a épousé une autre femme laide et très riche. La pauvre Eugénie reste désespérément confinée dans son coeur.